Par Antonia Moine, Psychologue Psychothérapeute Psychanalyte à Paris 9
La disparition est le mot qui a accompagné ma réflexion autour des rencontres cliniques relatées ici : traçage de trois discours sur la perte d’un morceau de corps et sur l’aliénation du respir à l’objet médical. Disparition incarnée, comme si le Moi se confondait avec l’objet-corps, trouvant dans ces différents réels de la chair, une possible ré-appropriation de l’objet disparu, en amorcer le deuil pour s’en défaire. Trois symptômes chargés de l’expression d’une souffrance trop violente pour être éditée par la parole.
Je relaterai trois pertes dans le corps propre comme symptômes. L’étymologie caractériserait même ces chutes du corps dans leur essence, sans faire plus appel à une causalité du problème somatique, mais uniquement à la signification, à la construction du sens tracée dans le récit des patients. Signification que je tente de saisir dans la manière qu’ont les trois sujets de tomber avec[1] leurs symptômes corporels.
Chute du Moi et chute du corps, l’un et l’autre confondus me mènent à prendre en compte le processus de l’identification mélancolique : y a-t-il une identification du patient à ces parties du corps qui se détachent? « Identification » entendue comme traversée corporelle qui donne au patient son statut de sujet ? Cette hypothèse est née dans l’après-coup de l’écriture de ces cas cliniques, mais aussi à travers les questions que soulève Freud dans Deuil et Mélancolie, les laissant ouvertes à d’ultérieurs développements.
Si la castration travaille le sujet dans le corps, en quoi le sujet trouve une solution à l’impossible deuil de la Chose par le détachement de morceaux de chair réelle et, par la maladie, comme trêve contre la souffrance et le retrait mélancolique? De quelles métaphores se charge donc l’ablation du larynx, l’éradication d’un cancer dermique qui atteint le visage en le défigurant, l’aliénation à une machine d’oxygène pour ne pas mourir essoufflé? Les corps soumis à la violence de la douleur ne parlent pas, n’élaborent pas, ils traversent et hurlent, en attendant la dose qui les fera taire. Ces multiples situations s’ancrent dans un contexte, celui de l’hôpital, qui contamine, notamment là, où respirer est devenu un acte sportif, là où la crise respiratoire guette le patient et hante le personnel ; là où les visages ont perdu figure humaine, et la décompensation côtoie le traumatisme de ne plus se reconnaître ; là où la disparition de la voix mure le sujet dans le silence.
Faut-il alors se laisser rattraper par l’esprit des lieux et se laisser un peu chambouler avant d’interroger le symptôme? Et questionner ensuite le désir de pratiquer la clinique dans ce contexte précis ?
Tête et cou d’abord, les poumons ensuite : mon expérience clinique, dans deux différents centres hospitaliers[2], est ainsi segmentée dans le langage médical. Sur ces trois segments du corps (la bouche, le larynx, les poumons) j’ai inscrit le pointillé du corps pulsionnel, non pas pour détacher la tête du corps[3], mais pour les réunir selon la logique libidinale, et à travers l’analyse d’une des affections (…)narcissiques, la mélancolie. Affection qui nous rapproche des stades primaires pulsionnels, et de plus près l’énigmatique Ics, nous le rendant pour ainsi dire saisissable[4].
La voix, le visage, le souffle : trois figurations et localisations d’objet dans le corps. Le travail de mélancolie consisterait dans ce paradoxe qu’est le retrait libidinal pour effacer l’objet, tout en le faisant trop exister. La séparation nécessaire à la création de l’objet détaché du Moi, exigera, dans nos tableaux cliniques, une épreuve radicale qui passe par la chair.
Antonia Moine, Psychologue Psychothérapeute Psychanalyte à Paris 9
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[1] Rey A.(sous la direction de) Dictionnaire Historique de la Langue Française, éd. Le Robert, p.2064. Ce nom dérive du verbe sumpiptein « tomber ensemble ».
[2]La première, dans les services de chirurgie maxillo-faciale et ORL d’un important Centre Hospitalier de Paris; la deuxième, dans un service de pneumologie et dans un sanatorium d’un Centre Médical de la banlieue sud parisienne, spécialisé en soins de suite.
[3] Israël L. (1974), La jouissance de l’hystérique, Séminaire, Éditions Arcanes, p. 63-65.
[4] Freud S.(1917e [1915]), Deuil et Mélancolie, in Métapsychologie, traduit par Laplanche J. et Pontalis J.B, Gallimard, folio essais, Paris, 1968, p.108.